L'opinion publique

Sondages et opinion publique

    Parmi les phénomènes psychologiques de masse, l’opinion publique est celui dont les effets sociaux sont les plus étendus, et c’est aussi le plus manifeste (Jean Stoetzel, la Psychologie sociale, Flammarion 1978)

Bien qu’elle ne soit pas très bien définie, l’opinion publique est une notion située au carrefour de plusieurs sciences sociales (sociologie, psychologie sociale et science politique). En pratique, elle est essentielle pour les décideurs (classe politique mais aussi dirigeants d’entreprises).

Après avoir posé le cadre de cette notion, nous verrons avec quels outils on la mesure avant de nous demander si elle n’est pas elle-même un outil…

 

De l’opinion individuelle aux opinions publiques

L’opinion individuelle se fonde sur une connaissance parfois correcte mais souvent approximative de la réalité. Elle reflète notre système de valeurs, nos attitudes et notre maturité.

Elle n’est absolument pas détachée du contexte social. D’abord parce qu’elle a été façonnée par le milieu familial, les amis, les enseignants ou encore la religion. Ensuite parce qu’elle reflète le rôle social que nous jouons tous, parfois à notre insu.

L’importance de ce rôle est mise en relief lorsqu’on défend publiquement une opinion qui n’est pas vraiment la nôtre... On peut très bien approuver une idée devant son manageur et la combattre dans la vie privée ! Ce comportement quelque peu hypocrite est parfois nécessaire à l’intégration sociale.

Quand on se réfère à une opinion individuelle, c’est par rapport à un sujet précis. Au contraire, l’opinion publique se définit de façon plus large. Ses contours sont plutôt flous. Lorsqu’on évoque l’avis d’un grand nombre d’individus sur un sujet précis, on parle plutôt d’opinion partagée.

La définition de l’opinion publique n’est ni précise, ni unique. On peut la comprendre comme la réponse de la majorité à une question posée. C’est le sens que nous lui donnerons par la suite mais gardons à l’esprit qu’elle n’est pas nécessairement consensuelle. Vous avez certainement lu ou entendu un journaliste déclarer, sur un sujet donné, « l’opinion publique est très partagée » !

Ceci posé, on peut aussi définir l’opinion publique comme un contre-pouvoir dont les décideurs doivent tenir compte.

 

Historique

À quand remonte l’existence d’une opinion publique ? Difficile à dire. Il y a toujours eu des mouvements sociaux, parfois agressifs, expression d’une opinion partagée sur laquelle aucun mot n’avait encore été posé.

Exemple : à la fin du seizième siècle dans le sud-ouest de la France, des paysans (les « croquants ») se révoltaient contre les nobles qui les soumettaient à une pression fiscale intolérable.

révolte

Toutefois, jusqu’à l’avènement de la démocratie, l’opinion « publique » était celle des plus éclairés, c’est-à-dire des plus aisés.

Quand bien même la plupart des gens pensent peu ou prou la même chose, est-ce pour autant une opinion publique au sens moderne ? Cela dépend de la définition qu’on lui donne. Aujourd’hui, elle est inséparable des moyens de diffusion. Le bouche à oreille n’est donc qu’une opinion partagée puisque c’est la presse qui structure l’opinion publique (complétée aujourd'hui par les réseaux sociaux). En France, c’est à partir de l’affaire Dreyfus que les citoyens se sont positionnés.

Notez que si nous avons employé le verbe « structurer », c’est parce que l’opinion publique n’est pas une simple addition de toutes les opinions individuelles, qui serait le point de départ d'un processus. C’est aussi un élément qui peut être à son tour manipulé par les sondages.

 

Les sondages d’opinion

Les sondages ont des finalités diverses pour la bonne raison qu’ils ont plusieurs types de commanditaires : responsables politiques, directions du marketing, sociologues…

Techniquement, ils diffèrent selon le type de questionnaire, le canal et la technique d’échantillonnage.

Les questions ouvertes sont celles qui permettent au répondant de s’exprimer librement tandis que les fermées ne proposent qu’un choix restreint de réponses. Le répondant peut aussi situer ses réponses sur une échelle (de Likert, d’Osgood…).

Les moyens de l’interview peuvent être le face-à-face physique, téléphoniques (mais de moins en moins) ou Internet (voir la page sur les enquêtes CAWI).

Les techniques d’échantillonnage sont de deux types : aléatoire (simple, par grappes, stratifié…) ou à choix raisonné (méthode des quotas). Cette dernière technique vise à reconstituer la diversité de la population dans l’échantillon. Elle n’est pas compatible avec les nombreux traitements statistiques théoriquement permis par un échantillonnage aléatoire (détermination d'un intervalle de fluctuation, par exemple).

 

Effet pervers

Plaçons-nous dans le champ politique.

Les sondages ont pour but de connaître l’opinion du plus grand nombre. Mais comme nous l’avons vu, les réponses ne reflètent pas ce que pensent intimement les sondés. Par exemple, dans les années 80 à 2000, le Front National était un parti socialement stigmatisé. Conséquence, les sondages sur les intentions de vote minimisaient largement ses scores et la présence au second tour des présidentielles de J.-M. Le Pen le 21 avril 2002 fut un séisme politique qu’aucun « spécialiste » n’avait envisagé.

Les questions mal posées (involontairement ou non) orientent les réponses. Ainsi le choix du vocabulaire est important. Par exemple, posons deux questions qui reviennent au même (du moins en France) : « souhaitez-vous acquérir une voiture propre ? » et « souhaitez-vous acquérir une voiture qui fonctionne avec une énergie provenant majoritairement du nucléaire ? ». Elles ne sont pas connotées de façon identique et les réponses, donc les résultats de l’enquête ne seront pas les mêmes.

Ainsi, les sondages ne se contentent pas de rendre compte de l’opinion, même de façon imparfaite. Ils l’influencent. C’est la raison pour laquelle leur publication est interdite quelques jours avant les élections.

Instrument politique au coup par coup mais aussi sur période longue ! La sociologue allemande Elisabeth Noelle-Neumann parle de « spirale du silence » pour décrire le silence des minoritaires qui redoutent d'être stigmatisés. Le principe est très simple : un sondage indique qu’une opinion majoritaire se dégage sur un sujet. Ceux qui n’y adhèrent pas s’aperçoivent qu’ils sont minoritaires et ne donneront pas le fond de leur pensée si à l’avenir ils sont interrogés là-dessus. Leur opinion personnelle peut même s’en trouver réellement bouleversée pour évoluer dans le sens de la majorité. Et progressivement, d’enquête en enquête, les sondages façonnent l’opinion.

 

Un artefact

Selon Pierre Bourdieu, l’opinion publique n’aurait pas de consistance réelle. Pourquoi ?

Son existence reposerait sur trois postulats faux.

  1. On suppose que tout le monde a un avis sur tout puisque les non-réponses sont mal prises en compte.
  2. On suppose que toutes les opinions se valent. Ainsi celle d’un influenceur ne vaut pas plus que celle d’un quidam qui ne s’est jamais intéressé à la question et qui répond un peu au hasard.
  3. On suppose un consensus sur la pertinence des questions. Or, il arrive que « les questions n’intéressent que ceux qui les posent ».

La vidéo suivante vaut le détour :

https://www.youtube.com/watch?v=19GLaCziMRw

Par conséquent, au-delà de l’information qu’ils apportent, les sondages seraient un instrument du pouvoir : leur manipulation est facile et leurs résultats s’imposent à tous avec le poids d’une vérité scientifique.

 

opinion défavorable