L'évolution du lien social

Affaiblissement et recomposition des liens sociaux

    À force de chatter avec des personnes anonymes, nous pourrions aussi bien finir par apprécier la compagnie d’intelligences artificielles (Sherry Turkle, Seuls ensemble, L’Échappée 2015).

Dans notre société postindustrielle, de nombreux lieux où se manifestent les liens sociaux se sont en grande partie vidés : beaucoup moins de grandes chaînes de production, des églises désertées, une conscription supprimée, moins de cafés, etc.

On parle parfois de « crise » du lien social et ces exemples en sont quelques manifestations. Elle affecte aussi bien la vie privée que professionnelle. D’où provient-elle ? Comment se manifeste-t-elle ?

 

Affaiblissement et rupture de liens sociaux

En zone urbaine et à un degré moindre à la campagne, l’affaiblissement des liens sociaux est depuis les années 60 un phénomène très présent (les plus âgés qui ont traversé cette période le confirment tous !). C’est la conséquence, et parfois la cause, du développement de l’individualisme. En effet, on s’affranchit de plus en plus de règles qui structurent la société, parfois pesantes mais qui pourtant produisent du lien.

Tocqueville a expliqué la montée de l’individualisme par l’avènement d’un pouvoir démocratique (voir la page sur l’individualisation). Il en résulterait un affaiblissement des liens sociaux :

    C’est surtout au moment où une société démocratique achève de se former sur les débris d’une aristocratie, que cet isolement des hommes les uns des autres, et l’égoïsme qui en est la suite, frappent le plus aisément les regards.
    Ces sociétés ne renferment pas seulement un grand nombre de citoyens indépendants, elles sont journellement remplies d’hommes qui, arrivés d’hier à l’indépendance, sont enivrés de leur nouveau pouvoir : ceux-ci conçoivent une présomptueuse confiance dans leurs forces, et n’imaginant pas qu’ils puissent désormais avoir besoin de réclamer le secours de leurs semblables, ils ne font pas difficulté de montrer qu’ils ne songent qu’à eux-mêmes.
    (Tocqueville, de la Démocratie en Amérique).

Le lien social s’exerce autour de la vie professionnelle mais aussi en-dehors (famille et groupes d’appartenance).

1- Sphère économique

Même si nous acceptons la théorie de Tocqueville selon laquelle la démocratie finit par distendre les relations sociales, il ne faut pas se cantonner à la seule cause politique car le système économique joue un rôle certain dans ce processus.

Ainsi, la perte d’un emploi s’accompagne d’une rupture avec les anciens liens professionnels. Le chômage de masse a beaucoup contribué à l’affaiblissement des relations sociales puisqu’il est la cause d’exclusions.

solitude

Par ailleurs, les modes de production évoluent vers toujours moins de liens. Actuellement, on constate cette tendance avec le développement du télétravail mais il s’agit juste d’une étape supplémentaire qui fait suite à beaucoup d’autres (désindustrialisation, bureautique…). Pour partie, la crise du syndicalisme en est une conséquence logique.

Notez que cette évolution touche aussi les rapports entre les particuliers et certaines organisations (transports, fonction publique…) puisque les guichets ferment et que les usagers doivent accomplir eux-mêmes de nombreuses tâches par Internet.

D’une façon générale, le progrès technologique tue le lien social direct : l’automobile, puis la télévision, le téléphone portable, le e-commerce (pour ne prendre que ces exemples) ont tous contribué à isoler l’individu de ses contacts directs.

Il est certain que le travail est un fort vecteur de socialisation. Mais a contrario, on refuse aujourd’hui de s’enchaîner à une entreprise pour y faire toute sa carrière. Ainsi nous pouvons affirmer que l’évolution du monde du travail a longtemps distendu les liens sociaux mais que le moindre besoin de contacts que nous ressentons aujourd’hui précipite à son tour la progression d’une vie au travail vers des postes plus isolés.

2- Sphère privée

La sphère privée, familiale ou non, montre la même évolution que celle du travail avec l’affaiblissement des institutions productrices de lien (famille, église…).

Il s’ensuit qu’en Occident une part importante de la société vit seule, ce qui était inconcevable il y a un siècle.
Pour quelles raisons vit-on seul ? Pour certains, il s’agit d’une conséquence malheureuse des aléas de la vie, par exemple la perte d’un emploi. D’autres l’ont choisi. Ainsi, le fait d’avoir peu de liens sociaux est à la fois une cause et une conséquence de l’individualisation de la société.

Les rites liés à la religion ont pour beaucoup disparu (ci-dessous, le Bénédicité à l’Institut des sourds-muets, 1883, musée Carnavalet. Une prière debout avant chaque repas était à l’époque un rituel largement pratiqué).

Les rites familiaux se sont eux aussi rétrécis (fiançailles, mariage, repas pris en commun…)

    L’attachement à la mémoire et aux origines familiales reste vif, mais n’implique que rarement le culte familial des racines et ne s’accompagne pas toujours du rite de la fête des morts. Le refus du rite marque l’opposition entre le souvenir (intime) et la commémoration (familiale et sociale). Il exprime une réticence à « socialiser » le souvenir et l’aspiration à une « mémoire de soi » sur laquelle la famille n’a pas prise. (Jean-Hugues Déchaux, Sociologie de la famille, La Découverte, 2009).

 

Recomposition

Les liens sociaux sont-ils pour autant en voie de disparition ? Non, l’humain est un animal grégaire. Mais ils ont changé de forme. Globalement, ils sont peut-être plus nombreux mais moins intenses.

Les contacts directs entre amis sont largement distancés par les réseaux sociaux numériques.

Les familles recomposées se traduisent par des liens familiaux plus nombreux.

La vie associative, qui s’est développée au cours des dernières décennies, permet de tisser des liens autres que professionnels et familiaux.

Au carrefour des liens professionnels et privés, l’exemple des Gilets jaunes, surtout actifs en 2018-2019, a ainsi montré un mouvement volontairement peu structuré (refus de leaders, rassemblements non déclarés…) emblématique des nouveaux liens sociaux. Ce mouvement a aussi été l’occasion de créer de très nombreuses relations durables, ce qui correspondait peut-être à un besoin pour beaucoup de retrouver du lien social.

Au niveau national, les vagues migratoires se sont traduites depuis les années 90 par un fort accroissement du communautarisme religieux et ethnique. Celui-ci existe depuis longtemps dans les pays anglo-saxons mais en France il se heurte au modèle républicain issu de la Révolution.

 

crise du lien social