L'individualisme

Individualisme, individualisation, individualités

Dans le langage courant, l’individualisme est presque synonyme d’égoïsme. Ce n’est pas cette définition que nous retiendrons. Nous n’aborderons pas non plus l’individualisme méthodologique qui n’est pas un fait social puisqu’il s’agit d’une méthode d’analyse de phénomènes économiques et sociaux.

Cette page constitue une ressource pour élèves de première générale, cours de SES, mais peut bien sûr intéresser un public plus large. Nous verrons que la notion d’individualité est assez récente, puis que l’individualisme est un objet d’études fécond tant en science politique qu’en sociologie. Nous apporterons finalement quelques réflexions sur la société contemporaine.

 

Perspective historique

Aujourd’hui la notion d’individu ayant une identité propre semble aller de soi mais pendant des millénaires les humains n’étaient que les membres d’une société soumis à leur monarque et leur(s) dieu(x), voire à leur famille (que l’on songe à la pratique indienne du sati, où l’épouse devait s’immoler au décès de son mari). Il en est encore ainsi dans toutes les sociétés holistes : un humain (nous n’employons pas le terme « individu » !) n’existe qu’en tant qu’élément d’un groupe social et non par lui-même.

Selon le sociologue François de Singly l’individualisme en Occident a vu le jour au douzième siècle avec l’amour courtois. Mais dans l’histoire de la pensée politique comme d’ailleurs de la pensée économique, on fait généralement remonter la notion d’individualisme à John Locke, philosophe anglais du dix-septième siècle. En faisant du droit de propriété le pilier de la vie en société, Locke reconnaissait un droit à l’individu. C’est pourquoi il est un peu le grand-père du libéralisme (ci-dessous, buste de Locke au Metropolitan Museum of Art de New York, image libre de droits).

Locke

Progressivement, d’autres philosophes ont dégagé l’individu de leur carcan social et religieux. Cette évolution traversa les Lumières (« Cultivons notre jardin » écrivait Voltaire dans Candide) et trouva son aboutissement avec Nietzsche. « La philosophie nietzschéenne est individualiste en ce qu’elle place l’individu au premier plan, au détriment de l’État, de la société ou de l’Église » (Nietzsche, RBA coll. Apprendre à philosopher, 2016).

Mais la philosophie n’a pas été l’unique vecteur permettant à l’individualisme de devenir un tel marqueur des sociétés occidentales contemporaines.

 

Individualisme politique

En 1840, Tocqueville liait l’individualisme au système démocratique. Précisons qu’à l’époque le terme « démocratie » n’avait pas le sens d’égalité politique qu’il a aujourd’hui mais celui d’égalité civile (ci-dessous, Tocqueville par Chassériau, musée Carnavalet, image libre de droits).

Tocqueville

S’interrogeant sur l’affaiblissement des liens traditionnels, il l’expliqua par la disparition des relations de dépendance qui structuraient la société de l’Ancien régime (par exemple celle du serf vis-à-vis du seigneur).

Il s’ensuivit un individualisme universaliste, c’est-à-dire une manière de penser et de se comporter des individus à qui l’on reconnaissait désormais une singularité. Ils n’étaient plus de simples éléments d’un corps social figé.

Ainsi la démocratie institutionalise l’individualisme. Mais elle nourrit ainsi sa propre destruction puisque les individus finissent par se détacher de ce qui structurait leur vie. D’ailleurs, ce peut être une explication de la progression de l’abstention aux élections depuis plusieurs décennies.

Selon Tocqueville, l’individualisme n’est donc pas un vice en lui-même mais, à terme, il peut se révéler source de troubles : chacun peut se comparer à n’importe qui en se basant sur une certaine idée de l’égalité, ce qui peut entraîner des ressentiments et même des révolutions.

Aujourd’hui encore on constate que les pays non démocratiques nient l’individu dans leur humanité. C’est particulièrement visible en situation de guerre. Alors que les démocraties respectent les règles de droit international, les dictatures non seulement s’en moquent mais n’ont guère de scrupules à traiter leurs propres soldats comme de la « chair à canon ». Un humain n’a pas la même valeur selon le régime politique auquel il est soumis.

 

Individualisme et sociologie

Actuellement l’individualisme s’enracine dans tous les aspects de la vie sociale. On parle de processus d’individualisation. Ainsi les individus s’éloignent de valeurs et d’habitudes sociales, certes rassurantes et protectrices mais jugées pesantes (religion, mariage, rites…).

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C’est Émile Durkheim qui, en 1893, a étudié en premier ce phénomène de façon scientifique. Selon lui, chacun possède une conscience individuelle et une conscience collective. La seconde efface presque totalement la première dans les sociétés traditionnelles, là où les liens collectifs sont très forts. Dans les sociétés industrielles, c’est au contraire la conscience individuelle qui domine. La principale cause en est la division du travail qui se traduirait par une profonde mutation : ce qui fait lien dans les sociétés industrielles n’est plus la similitude mais au contraire la complémentarité, donc les différences.

Aujourd’hui, les sociologues s’intéressent peut-être moins aux causes de l’individualisme qu’à ses effets.

Prenons l’exemple de l’éducation, qui trouve sa place à l’école et au sein de la famille. Dans ces deux espaces, l’enseignement autoritaire d’autrefois, qui ne laissait aucune place à l’individualisation, a largement disparu. Dans le même ordre d’idée, le soutien scolaire qui est l’enseignement individuel par excellence s’est démocratisé.

Autre exemple, les repas et particulièrement ceux où de nombreux convives sont invités. Jadis, chacun mangeait ce qu’on lui servait. Aujourd’hui, l’opération tourne au casse-tête : W mange bio, X est végétarien, Y ne mange que des produits light, Z compose avec ses allergies (qui semblent être l’un des grands maux de notre époque) … On arrive vite à des menus sur mesure !

Mais la variété des modes d’alimentation n’est rien au regard de celle des loisirs. Depuis un siècle, les choix ont augmenté de façon exponentielle. On dispose d’un nombre incalculable de jeux, de styles musicaux, de lectures, d’activités sportives, etc. Toutes les individualités doivent y trouver leur compte !

Enfin, le choix du prénom est lui aussi emblématique du processus d’individualisation. Dans la France d’autrefois, il était fréquent qu’un enfant porte le même prénom que l’un de ses aïeux. Au cours du vingtième siècle, le choix s’est élargi, tout en étant soumis aux modes. Aujourd’hui, l’individualisation a franchi un pas supplémentaire en s’affranchissant des saints du calendrier.

Notez que le cadre législatif évolue avec l’individualisme, autorisant ce qui était autrefois interdit : divorce par consentement mutuel, mariage homosexuel, libre choix des prénoms...

 

Libre ensemble

Libre ensemble est le titre d’un ouvrage de F. de Singly dont nous vous livrons quelques analyses.

La famille a été beaucoup étudiée par l’auteur, qui montre les façons de résoudre le tiraillement entre deux nécessités, celle de s’épanouir et celle de vivre ensemble. Ainsi sont abordés le partage de l’espace au domicile conjugal, la gestion du temps passé au téléphone, les repas au fast-food

Les maisons de retraite font l’objet d’un chapitre spécifique. S’il est un milieu où l’individualité est niée, c’est bien celui-ci. D’où diverses stratégies des personnes âgées non encore dépendantes pour montrer aux soignants, et pour s’en convaincre elles-mêmes, qu’elles sont pour quelque temps encore des individus à part entière…

Enfin, l’infidélité est considérée par l’auteur comme une façon de préserver son individualité. La seconde vie, officieuse, « apporte le sentiment d’échapper à une relation qui enferme, et ainsi l’impression de rester libre ». Comme quoi l’individualisme a de nombreuses ramifications !

 

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